CHAPTER EIGHT

Eighth Chapter (VERSION H: First Printed Version, Paris 1740)

CHAPITRE IX.

De la divisibilité & subtilité de la matiére

§. 165.

1 [179]H: Marginal note: Planche 2. Fig. 6. 8. & 9. L’EXTENSION peut-être conçûe en longueur, largeur, & profondeur; ainsi, la Ligne AB. est étendue en longueur, la surface ABDE. est étendue en longueur & en largeur, & le cube ABCDEFGH. est étendu en longueur, largeur, & profondeur: ce sont là les trois dimensions de l’étendue.

2§. 166. Tout Corps a ces trois dimensions, & [180] à parler avec exactitude, il n’y a que des solides dans la Nature; mais notre esprit ayant le pouvoir de faire des abstractions, nous pouvons considérer la longueur sans songer à la largeur, ni à la profondeur; nous pouvons considérer de même la longueur et la largeur seulement, sans songer à la profondeur, & c’est sur ces abstractions de notre esprit que la Géometrie est fondée: les superficies, les lignes & les points ne sont donc point matiére; mais on les conçoit dans la matiére par abstraction.

3 §. 167. H: Paragraph summary: Fig. 6. Comment nous pouvons nous former l’idée de la longueur, de la largeur, & de la profondeur. Cependant, on peut imaginer, pour aider l’imagination, & pour se former une idée distincte des trois dimensions de l’étendue, deux points A & B. distans l’un de l’autre, & supposer que le point A. allant trouver le point B. laisse, dans chaque partie de l’intervalle qui les sépare, une production de lui-même, il formera la ligne AB. que l’on suppose étendue en longueur seulement.

4H: Marginal note: Fig. 7. On peut supposer ensuite que la ligne AB. coulant le long de la ligne AD. laisse une production d’elle-même dans tout le chemin, qu’elle parcourt pour arriver du point A. au point D. il s’en formera la surface ABDE. que l’on suppose étendue en longueur & en largeur.

5H: . Marginal note: Fig. 10. & 9. Enfin, si la surface ABCDE. coule le long de la surface CDEF. il s’en formera le Cube ABCDEFGH. lequel a les trois dimensions [181] de la Nature, puisqu’il est étendu en longueur, largeur, & profondeur.

6 §. 168. H: Paragraph summary: De la divisibilité de l’étenduë. La plûpart des Philosophes ayant confondu les abstractions de notre esprit avec le Corps Physique, ont voulu démontrer la divisibilité de la Matiére à l’infini, par les raisonnemens des Géometres sur la divisibilité des lignes qu’on pousse jusqu’à l’infini; ce qui a donné lieu à ce labyrinthe fameux de la divisibilité du continu, qui a tant embarrassé les Philosophes: mais ils se seroient épargné toutes les difficultés que cette divisibilité entraîne, s’ils avoient pris soin de ne jamais appliquer les raisonnemens que l’on fait sur la divisibilité du Corps Géometrique, aux corps naturels & Physiques.

7 §. 169. H: Paragraph summary: Il faut distinguer avec soin l’étenduë géométrique, & l’étenduë phisique. Le Corps Géometrique n’est que la simple étendue, il n’a point de parties déterminées, & actuelles, il ne contient que des parties simplement possibles, qu’on peut augmenter tant qu’on veut à l’infini; car la notion de l’étendue ne renferme que des parties coéxistantes & unies, & le nombre de ces parties est absolument indéterminé, & n’entre point dans la notion de l’étendue. Ainsi, on peut, sans nuire à l’étendue, déterminer ce nombre comme on veut, c’est-à-dire, que l’on peut établir qu’une étendue renferme dix mille, ou un million, ou dix millions, ou, &c. de parties, [182] selon que l’on voudra accepter une partie quelconque pour un: ainsi, une ligne renfermera deux parties, si on prend sa moitié pour une, & elle en aura ou dix, ou mille, si on prend sa dixiéme ou sa milliéme partie pour l’unité: ainsi, cette unité est absolument indéterminée, & dépend de la volonté de celui qui considére cette étendue.

8 §. 170. H: Paragraph summary: Toute étenduë géométrique est divisible à l’infini. Chaque étendue abstraite & géometrique peut donc être exprimée par un nombre quelconque, mais il en est tout autrement dans la Nature; tout ce qui éxiste actuellement, doit être déterminé en toute maniére, & il n’est point en notre pouvoir de le déterminer autrement. Une Montre, par exemple, a ses parties, mais ce ne sont point des parties simplement déterminables par l’imagination, ce sont des H: Paragraph summary: Mais il n’en est pas de même de l’étenduë Phisique, qui est à la fin composée d’Etres simples. parties réelles, actuellement éxistantes, & il n’est point libre de dire, cette Montre a dix, cent, ou un million de parties; car en tant que Montre, elle en a un nombre, qui constitue son essence, & elle n’en peut avoir ni plus ni moins, tant qu’elle restera Montre: il en est de même de tous les Corps naturels; ce sont tous des machines qui ont leurs parties déterminées & dissemblables, qu’il n’est point permis d’exprimer par un nombre quelconque.

9§. 171. H: Paragraph summary: Origine des Sophismes des Anciens contre le mouvement. C’est en confondant l’étendue Géometrique, & l’étendue Phisique, & en supposant que l’étendue Phisique est toujours composée à l’infini de parties étendues, que les Anciens avoient formé ces argumens si faux, & si specieux contre la possibilité du mouvement.

10 H: Paragraph summary: De l’Achille de Zenon. Le plus fameux de tous les Sophismes étoit celui que Zenon avoit appellé l’Achille, pour marquer sa force invincible, il supposoit Achille courant après une Tortue, & allant dix fois plus vîte qu’elle, il donnoit une lieue d’avance à la Tortue, & il raisonnoit ainsi: tandis qu’Achille parcourt la lieue que la Tortue a d’avance sur lui, celle-ci parcourra un dixiéme de lieue; pendant qu’il parcourra le dixiéme, la Tortue parcourra la centiéme partie d’une lieue; ainsi, de dixiéme en dixiéme, la Tortue devancera toujours Achille, qui ne l’atteindra jamais.

11Premierement, quand il seroit vrai qu’Achille n’attrapât jamais la Tortue, il ne s’ensuivroit pas pour cela que le mouvement fût impossible; car Achille & la Tortue se meuvent réellement, puisqu’Achille approche toujours de la Tortue, qui est supposée le devancer toujours, quoiqu’infiniment peu.

12Mais, secondement, cet ingénieux Sophisme étant fondé sur la divisibilité de l’étendue à l’infini, le principe de la raison suffisante le renverse facilement; car on a vû qu’il est prouvé par ce principe, que l’étendue Physique est à la fin composée d’Etres simples, & que par [184] conséquent ses divisions, même possibles, ont des bornes positives & réelles.

13On a écrit des Traités entiers pour résoudre le Sophisme de Zenon, peut-être suffisoit-il pour le refuter de marcher en sa présence comme fit Diogene; mais outre cette réponse de fait, on vient de voir qu’il étoit aisé d’en faire une de droit.

14Grégoire de Saint Vincent fut le premier qui en démontra la fausseté, & qui assigna le point précis, auquel Achille devoit atteindre la Tortue, & ce point se trouve par le moyen des progressions Géometriques infinies, au bout d’une lieue & d’un neuviéme de lieue: car la somme de toute progression Géometrique infinie, est finie; & cela, parce qu’Etre infini, ou s’étendre à l’infini, sont deux choses très-différentes. H: Paragraph summary: Différence entre la divisibilité, & l’extensibilité à l’infini.Car un tout fini quelconque, un pied, par exemple, est un composé de fini, & d’infini: ce pied est fini, en tant qu’il ne contient qu’un certain nombre d’Etres simples, mais je puis le supposer divisé en une infinité, ou plûtôt en une quantité non finie de parties, en considérant ce pied comme une étendue abstraite. Ainsi, si j’ai pris d’abord dans mon esprit la moitié de ce pied, & que je prenne ensuite la moitié de ce qui reste, ou un quart de pied, puis la moitié de ce quart ou un huitiéme de pied, je procederai ainsi mentalement à l’infini, en prenant toujours de nouvelles moitiés decroissantes, qui toutes ensemble ne feront [185] jamais que ce pied, lequel devient alors un corps Géometrique, parce que de toutes ses propriétés je n’ai retenu dans mon esprit que celle d’étendue, sur laquelle ma division idéale s’est operée. Ainsi, la divisibilité de l’étendue à l’infini est en même tems une vérité Géometrique, & une erreur phisique: ainsi, tous les raisonnemens sur la divisibilité de la Matiére tirés de la nature des Asymptotes de l’incommensurabilité de la diagonale du quarré, des suites infinies & d’autres considérations Géometriques, sont absolument inapplicables aux Corps naturels, de même que les Théoremes de M. Keill, par lesquels il prétend prouver qu’avec un grain de sable on pourroit remplir l’Univers entier; car on ne doit admettre dans la Phisique, que des parties actuelles, dont l’éxistence peut être démontrée par l’expérience, ou par des raisonnemens incontestables.

15 §. 172. H: Paragraph summary: Il est vraisemblable qu’il y a dans l’Univers des parties étenduës, que la Nature ne resout plus en d’autres. On a vû ci dessus que les atômes ou parties insecables de la Matiere sont inadmissibles, quand on les regarde comme des Matiéres simples, irrésolubles & primitives, parce qu’on ne peut point donner alors de raison suffisante de leur éxistence; mais lorsqu’on reconnoît qu’ils tirent leur origine des Etres simples, on peut fort bien les admettre: car il est très-possible, & les expériences rendent très-vraisemblable, qu’il y a dans l’Univers un certain nombre déterminé de parties de Matiére, [186] que la Nature ne résout jamais dans leur principe, qui restent indivisées dans la constitution présente de cet Univers, & que tous les Corps qui le composent, resultent de la composition & de la mixtion de ces particules solides; ensorte qu’on peut les regarder comme des Elemens doués de figures, & de différences internes, qui resultent de leurs parties.

16Que la nature s’arrête dans l’analyse de la Matiére à un certain degré fixe & déterminé, c’est ce qui est assez probable, par l’uniformité qui régne dans ses Ouvrages, & par une infinité d’expérience.

17 1°. Si la Matiére étoit resoluble à l’infini, il seroit impossible que les mêmes germes & les mêmes sémences produissent constamment les mêmes animaux, & les mêmes plantes, que les plantes & les animaux acquissent leur croissance toujours exactement dans le même espace de tems, qu’ils conservassent toujours les mêmes propriétés, & qu’ils fussent tels à présent qu’ils étoient autrefois: car si le suc qui les nourrit, étoit tantôt plus subtil, & tantôt plus grossier, il seroit impossible qu’ils ne fussent pas sujets à des variations perpétuelles, puisque, lorsque les parties de ce suc seroient plus subtiles, il faudroit plus de tems pour l’accroissement du même corps, que lorsque ce suc auroit plus de consistance; & ce corps par conséquent, seroit plus ou moins solide, & acquerroit sa croissance en plus ou moins de tems, selon que les [187] parties du suc qui le nourrit, seroient plus grossieres ou plus subtiles: ainsi, la forme & la façon d’être dans les composés, seroient sujettes à mille changemens, & les espéces des choses seroient à tout moment brouillées.

18Or il n’y a aucun de ces dérangemens dans l’Univers; les plantes, les animaux, les fossiles, tout enfin produit constamment son semblable avec les attributs, qui constituent son essence: la Matiére n’est donc pas actuellement résolue à l’infini.

192°. Si les parties de la Matiére se résolvoient à l’infini, non-seulement les espéces se mêleroient, mais il s’en formeroit tous les jours de nouvelles; or il ne se forme aucune nouvelle espéce dans la Nature, les Monstres même ne perpétuent point la leur, la main du Créateur a marqué les bornes de chaque Etre, & ces bornes ne sont jamais franchies: cependant, si la Matiére se divisoit à l’infini, elles le seroient à tout moment, l’ordre qui régne dans l’Univers, & la conservation de cet ordre paroissent donc prouver qu’il y a des parties solides dans la Matiére.

203°. Les dissolutions des Corps ont des bornes fixes aussi-bien que leur accroissement; ainsi le feu du miroir ardent, le plus puissant dissolvant que nous connoissions, fond l’or, le pulvérise, & le vitrifie; mais ses effets ne vont point au-delà: cependant, si la Matiére étoit resoluble à l’infini, le feu devroit tout détruire, [188] & l’on ne pourroit dire, ni pourquoi les liquides n’acquerrent jamais qu’un certain dégré de chaleur déterminé, ni pourquoi l’action du feu sur les Corps a des bornes si précises, si la solidité & l’irresolubilité actuelle n’étoient pas attachées aux parties de la Matiére, quand elles passent une certaine petitesse, & n’opposoient pas par leur solidité une barriére insurmontable à l’action de ce puissant agent.

214°. Cette irresolubilité des premiers Corps devient indispensablement nécessaire, si l’on adopte le sistême des germes, que les nouvelles découvertes, que l’on a faites par le moyen des Microscopes, semblent démontrer; tout le Monde connoît celles de M. Hartsoeker, & il devient tous les jours plus vraisemblable, que la Nature n’agit que par développement: or si chaque grain de bled contient le germe de tous les bleds qu’il doit produire, il faut nécessairement que les divisions actuelles de la Matiére ayent des bornes, quoique ces bornes soient inassignables pour nous.

22Il est donc bien vraisemblable qu’il y a des particules de Matiére d’une certaine petitesse déterminée, que la Nature ne divise plus.

23§. 173.H: Paragraph summary: La cohésion vient des mouvemens conspirans. Si l’on demande la raison suffisante de cette irresolubilité actuelle des petits corps de la Matiére, il sera aisé de la trouver dans les mouvemens conspirans de leurs parties, puisque les mouvemens conspirans, sont la cause de la cohésion, selon M. Leibnits. [189]

24§. 174. H: Paragraph summary: De l’extréme subtilité de la Matiére. Quoique les divisions actuelles que la Matiére peut subir, ayent des bornes réelles, les expériences nous découvrent une subtilité dans les parties des Corps naturels, qui étonne l’imagination, & qu’on ne sauroit assez admirer. M. Volf a observé dans l’espace d’un grain de poussiére cinq cens œufs, dont il est éclos des animaux semblables à des poissons, & dans lesquels on remarque une infinité de parties, comme dans les plus grands animaux de la mer.

25 Le même auteur fait voir que l’espace d’un grain d’orge peut contenir vingt-sept millions d’animaux vivans, qui ont chacun vingt ou vingt-quatre pieds, & que le moindre grain de sable peut servir de demeure à deux cens quatre-vingt-quatorze millions d’animaux organisés, qui propaguent leur espéce, & qui ont des nerfs, des veines, & des fluides qui les remplissent, & qui sont sans doute au corps de ces animaux, dans la même proportion que les fluides de notre corps sont à sa masse

26L’ouvrage des Tireurs & Batteurs d’or fournit de belles preuves de la subtilité des parties de la Matiére. M. Boyle rapporte qu’un seul grain d’or battu en feuille, remplit l’espace de cinquante pouces quarrés, mesure géometrique; mais si on divise le côté d’un pouce en deux cens parties, ou la ligne en vingt, ce qui fait encore des parties visibles à l’œil, & sans Microscope, chaque pouce quarré aura quarante mille [190] parties d’or qu’on pourra encore distinguer sans Microscope, & par conséquent toute la feuille aura deux millions de parties visibles à l’œil seulement: & si l’on ajoute à cela, qu’une telle feuille est encore divisible dans son épaisseur en six feuilles au moins, comme on le peut conclure par les Observations de M. de Reaumur, qui a observé que l’épaisseur d’une feuille d’or est environ la 1/30000. partie d’une ligne, & l’épaisseur de l’or à celle des fils d’argent la 1/175000. partie d’une ligne, l’argent est par conséquent environ six fois moins épais qu’une feuille d’or: ainsi, cette feuille d’or réduite à l’épaisseur d’une feuille d’argent, seroit divisée en six, d’où il sensuit que chaque grain d’or renferme environ douze millions de parties discernables à la simple vûe. Or, comme ces parties ne sont que de l’or, & restent encore de l’or, quand on les regarde par des Microscopes, qui augmentent un objet jusqu’à vingt ou trente mille fois, & qui par conséquent montrent encore trente mille parties dans chacune de ces douze millions de parties, que l’œil seul distinguoit dans ce grain d’or, on peut concevoir jusqu’à quel point de finesse la nature subdivise la Matiére. Car l’or est une mixtion d’autres Matiéres plus fines, qui ne sont point de l’or, & il renferme une infinité de pores remplis d’une autre Matiére que sa Matiére propre: or puisqu’après cette énorme division, on ne distingue encore ni les parties constituantes de l’or, ni la Matiére qui passe [191] à travers ses pores, on peut encore moins espérer de voir jamais les figures & les mouvemens de ces parties des mixtes, qui doivent contenir la raison immédiate des qualités que nous remarquons dans l’or, lesquelles parties sont encore composées elles-mêmes des Etres simples.

27§. 175. Ces considérations nous montrent que la subtilité des parties de la Matiére est inexprimable, & qu’il n’y a personne, qui puisse jamais déterminer le nombre des parties, dont un grain de sable est composé, puisque ce nombre passe notre imagination, & tout ce que nous pouvons nous figurer; & comme la raison nous montre que cette division n’a point de bornes, & que la Matiére ne cesse point d’être divisible tant qu’elle est Matiére, on peut dire que par rapport à nous la Matiére est non-seulement divisible, mais divisée à l’infini, quoique réellement ses divisions ayent des bornes; car ces bornes sont si reculées, qu’elles s’étendent jusqu’à l’infini pour nous, car l’infini pour nous est une quantité qu’aucun nombre ne peut exprimer.

28§. 176. Il est donc évident qu’il y a dans la nature une infinité de Matiéres diversement figurées, & differemment muës, lesquelles échappent à nos sens & à nos observations par leur petitesse, & qui cependant produisent les Phéno[192]menes que nous observons; & les raisons premieres des qualités Phisiques se trouvant toutes dans ces Matiéres diversement figurées qu’il nous est impossible de distinguer, nous devons en conclure qu’il peut se passer une infinité de choses dans le moindre espace comme dans le monde entier: mais l’attention humaine ne pourra jamais les appercevoir, & c’est beaucoup pour notre entendement d’avoir pû seulement en connoître la possibilité. Ainsi, c’est perdre notre tems que de vouloir essayer de deviner ces mystéres imperceptibles, & nous devons nous borner à observer soigneusement les qualités qui tombent sous nos sens, & les Phénomenes qui en resultent, & dont nous pouvons faire usage pour rendre raison d’autres Phénomenes qui en dépendent.

29§. 177. H: Paragraph summary: Les corps contiennent deux sortes de matiéres, l’une qui agit & pése avec eux, l’autre qui n’agit, ni ne pése. Tous les corps contiennent deux sortes de Matiéres, la Matiére propre, & la Matiére étrangére: la Matiére propre peut être ou constante, ou variable; la Matiére constante est celle dans laquelle le Corps ne peut point subsister, la Matiére variable est celle qui s’arrête quelquefois dans les pores les plus larges, comme l’air & l’eau, par exemple, qui augmentent le poid des Corps, en s’introduisant & s’arrêtant entre leurs parties. Toute la Matiére propre d’un Corps repose, se meut, pése, & agit avec lui; mais la Matiére étrangére ne se meut point avec le Corps, mais elle passe li[193]brement à travers ses pores, comme l’eau à travers d’une caisse percée de plusieurs trous.

30§. 178. La réalité de l’éxistence de ces deux Matiéres se démontre aisément par l’expérience; car l’expérience nous apprend que les Corps ont différentes densités & des poids différens, l’eau, par exemple, pése plus que l’air, & l’or est plus dense que le bois, & pése davantage.

31Or toutes les Matiéres jusqu’à l’or même, la plus dense de toutes, ayant des pores qui ne sont point remplis de la même matiére, que leur matiére propre, & n’y ayant point de vuide absolu dans l’Univers, il est nécessaire que ces pores soient remplis d’une matiére étrangére, qui ne pése point avec ces Corps, & qui ne choque point avec eux, lorsqu’ils en rencontrent d’autres dans leur chemin, mais qui remplit tous leurs interstices, & qui se meut à travers avec autant de liberté que l’air, à travers un crible, & l’eau, à travers un filet.

32§. 179. C’est encore ce qui peut se prouver par la cohésion; car puisque le principe de la raison suffisante bannit le vuide d’entre les parties des Corps, & montre qu’il ne sauroit y avoir deux parties de matiére indiscernable l’une de l’autre dans l’Univers, il ne peut y avoir de figure ni de diversité dans la Nature que par le mouvement, car si toutes les parties de [194] la matiére reposoient les unes auprès des autres, il est évident qu’il n’en resulteroit qu’une parfaite continuité similaire sans aucune figure: il est donc nécessaire, non-seulement que toute la matiére se meuve, mais que son mouvement soit varié à l’infini dans sa vîtesse & dans sa direction, pour qu’il puisse en resulter les différentes qualités, & toutes les différences internes des parties de la matiére: or, lorsque plusieurs parties de la matiére paroissent être sans force & dans un repos parfait, il faut que le mouvement de ces parties tende vers les directions opposées avec la même force, & qu’elles s’arrêtent par conséquent dans la même place, ce qui fait la cohésion; car on fait que deux Corps fortement pressés l’un contre l’autre, ne peuvent être séparés que difficilement, & semblent ne faire qu’un seul Corps. Le mouvement conspirant est donc l’origine de la cohésion, selon le sentiment de M. de Leibnits & de ses Disciples: or nous avons vû que le dégré de vîtesse dont un corps est mû, & la direction de son mouvement ne sont déterminés que par le mouvement de quelques-autres Corps qui en contiennent la raison suffisante (§.149). Ainsi, afin que des parties se meuvent dans des directions opposées avec des vîtesses égales, & qu’elles coherent par ce moyen, il est nécessaire que le mouvement d’une matiére externe, qui ne cohere point avec ces parties, détermine leur direction & leur vîtesse; [195] il y a donc des matiéres très-fines & très-rapidement mues qui se dérobent à nos sens, & qui produisent plusieurs des effets que nous remarquons; de ce genre, sont vraisemblablement la matiére magnetique, la matiére électrique, celle du feu, de la cohésion, de l’élasticité, de la pésanteur, & sans doute une infinité d’autres qui se modifient differemment, & qui concourent en diverses maniéres pour produire les qualités sensibles des Corps.

33H: Paragraph summary: Précaution contre les décisions précipitées.§. 180. Ces réflexions doivent précautionner contre la précipitation de quelques Philosophes, qui, lorsqu’ils voyent des Phénomenes que les fluides que l’on suppose, n’ont pû expliquer jusqu’à présent, tranchent le nœud qu’ils devoient délier, & décident qu’aucun fluide tel qu’il puisse être, ne peut produire les effets que nous observons; car pour former une telle décision, il faudroit connoître toutes les façons dont la matiére peut-être mue, & tout ce qui peut resulter de tous ses mouvemens divers; mais c’est de quoi nous sommes encore bien éloignés.

34§. 181. Les seules expériences de l’électricité montrent assez quels effets singuliers la nature peut produire par le mouvement des matiéres subtiles, quoique la façon dont elles les emploie pour produire les effets soit inexplicable pour nous; car ces matiéres se font appercevoir sensiblement dans les expériences de l’é[196]lectricité, cependant celui qui entreprendroit d’expliquer méchaniquement par le moyen du mouvement & d’un fluide très-subtile tous les Phénomenes de l’électricité, entreprendroit un H: Paragraph summary, omitted in I: Exemples tirées de l’électricité qui montrent que tout ce qui s’opére par la matiére, & le mouvement, n’est pas toujours explicable d’une façon intelligible par ces principes. problême infiniment plus difficile que celui de la cause qui fait mouvoir les Planetes: car dans le mouvement des Planetes, il régne une grande régularité, & une grande uniformité, mais les Phénomenes de l’électricité sont diversifiés presqu’à l’infini; cependant, oseroit-on conclure qu’il est impossible que les Phénomenes de l’électricité soient exécutés par des fluides, parce qu’on n’a pas encore découvert la maniére dont ces Phénomenes s’éxecutent? Non sans doute, nous ne devons point nous décourager, parce que jusqu’à présent on n’a pû parvénir à deviner tous les secrets de la Nature: les premiers ressorts éluderont peut-être à jamais nos recherches par leur finesse & leur multiplicité; mais en cherchant à les deviner, on ne laisse pas de faire sur la route bien des découvertes qui nous en approchent.

35§. 182. H: Paragraph summary: Précaution à prendre dans l’explication méchanique des Phénomenes. Ainsi, quelque difficile que soit l’application des principes méchaniques aux effets Phisiques, il ne faut jamais abandonner cette maniére de Philosopher qui est la seule bonne, parce qu’elle est la seule dans laquelle on puisse rendre raison des Phénomenes d’une façon intelligible; on ne doit pas sans doute en abuser, & pour expliquer méchaniquement les effets [197] naturels, créer des mouvemens & des matiéres à son gré, (qui ordinairement même dans l’explication, ne produisent point l’effet qu’on s’en étoit promis,) & cela, sans se mettre en peine de démontrer l’éxistence de ces matiéres & de ces mouvemens. Mais il ne faut pas non plus borner la nature au nombre de fluides, dont nous croyons avoir besoin pour l’explication des Phénomenes, comme ont fait plusieurs Philosophes, & en particulier M. Hartsoëker qui avoit choisi, pour rendre raison des Phénomenes, deux espéces d’Elemens, l’un parfaitement fluide, l’autre absolument dur, & qui croyoit le monde composé de ces deux espéces de matiéres qu’il supposoit inaltérables; mais M. de Leibnits lui fit voir que ces deux matiéres ou élemens, n’étoient qu’une fiction, contraire au principle de la raison suffisante: car ce principe est la Pierre de touche qui distingue la vérité de l’erreur. Ceux qui connoissent la diversité qui régne dans la nature, & le méchanisme admirable qui y est employé, ne fixent point ainsi par une hypothése téméraire le nombre & les qualités des ressorts qu’elle employe, mais ils n’admettent que ceux dont l’expérience ou des raisonnemens inébranlables démontrent l’éxistence.

36§. 183. La petitesse des parties indivisées de la Matiére surpasse si fort tout ce que nos sens peuvent découvrir, qu’il n’y a aucune espérance que nous en puissions jamais connoître les qua[198]lités, les mouvemens, & les figures; ce qui nous fait voir combien nous sommes loin des Etres simples, dont ces parties solides sont formées.

37§. 184. Ainsi, on se tromperoit si on croyoit pouvoir rendre raison des Phénomenes, qui tombent sous nos sens par la simple figure & la grandeur des parties sensibles, puisque nous ne savons point combien de mêlanges des parties primitives & irrésolubles de la Matiére, ont été nécessaires, avant que les parties qui tombent sous nos sens en ayent résulté; car tant que la Matiére d’un Corps est composée d’autres Matiéres mêlangées ensemble, il faut déterminer la différence des parties de ce Corps par les Matiéres qui les composent, & par la proportion dans laquelle elles sont mêlées: ainsi, si quelqu’un vouloit expliquer les effets de la poudre à canon, par exemple, il faudroit qu’il commençât par déterminer de combien de sortes de Matiéres elle est composée, & la proportion de leur mixtion, avant que de passer à la figure de ses parties; car les Matiéres mêlangées, & leur proportion, doivent préceder les causes méchaniques, c’est-à-dire, la détermination de la figure & de la grandeur des parties, dont il n’est permis de parler que lorsqu’on est arrivé aux Matiéres primitives: ces qualités Phisiques, qui sont l’effet des causes méchaniques, doivent nécessairement les préce [199]der dans l’explication des Phénomenes.

38§. 185. Mais comme il nous reste peu d’espérance de découvrir les Matiéres plus simples par les mixtions desquelles les Corps sensibles résultent, un Physicien qui ne veut pas perdre son tems, doit se contenter de découvrir les raisons les plus prochaines, que l’industrie humaine peut appercevoir, & n’admettre de Matiére & de Mouvemens, que ceux dont l’éxistence peut être démontrée.