CHAPTER ONE

First Chapter (VERSION J: First Printed Version, Paris 1740)

Des Principes de nos Connoissances.

I.

1Paragraph summary: Sur quoi nos Connoissances sont fondées. [15] TOUTES nos Connoissances naissent les unes des autres, & sont fondées sur de certains Principes dont on connoît la vérité même sans y réfléchir, par ce qu’ils sont évidens par eux-mêmes.

2 Il y a des vérités qui tiennent immédiatement à ces premiers Principes, & qui n’en K: dépendent découlent que par un petit nombre de conclusions; alors l’esprit apperçoit aisément la chaîne qui y conduit; mais il est facile de la perdre de vûë [16] dans la recherche des vérités ausquelles on ne peut arriver que par un grand nombre de conséquences tirées les unes des autres. Il y en a mille exemples dans la Géometrie; il est très-aisé, par exemple, de voir que Marginal note: Planche I. le Diametre du Cercle le partage en deux parties égales, Marginal note: Figure I. parce qu’il ne faut qu’une seule conclusion pour arriver de la nature du Cercle à cette propriété; Marginal note: Figure I. mais on ne voit pas si aisément que le quarré de l’ordonnée B M est égal au rectangle de la Ligne A B par la Ligne B C, quoique cette propriété K: naisse de l’essence découle de la nature du Cercle comme la premiere, parce qu’il faut plusieurs conclusions intermediaires avant d’arriver à cette derniere propriété. Il est donc très-important de se rendre attentif aux Principes, & à la façon dont les vérités K: s’en déduisent en découlent si l’on ne veut point s’égarer.

II.

3Paragraph summary: Ce que c’est que Principe.On a beaucoup abusé du mot de Principe, les Scholastiques qui ne démontroient rien donnoient pour principes des mots inintelligibles. Descartes qui sentit combien cette maniere de raisonner éloignoit les hommes K: de la vérité du vrai, commença par établir qu’on ne doit raisonner que sur des idées claires; mais il poussa trop loin ce principe: car il admit que l’on pouvoit s’en rapporter à un certain sentiment vif & interne de clarté & d’évidence pour fonder nos raisonnemens.

4 Ce fut en suivant ce principe que ce Philosophe se trompa sur l’essence du Corps qu’il [17] Paragraph summary: Abus de ce mot par M. Descartes.faisoit consister dans l’étenduë seulement, parce qu’il croyoit avoir dans l’étenduë, une idée claire & distincte du Corps, sans se mettre en peine de prouver la possibilité de cette idée que nous verrons bien-tôt être très-incomplette, puisqu’il y faut ajoûter la force d’inertie, & la force active. Cette méthode, d’ailleurs, ne serviroit qu’à éterniser les disputes, car ceux qui ont des sentimens opposés, ont chacun ce sentiment K: vif & interne de la vérité vif & interne de ce qu’ils avancent; ainsi aucun ne doit se rendre, puisque l’évidence est égale des deux côtés; il faut donc substituer des démonstrations aux illusions de notre imagination, & ne rien admettre comme vrai, que ce qui K: peut se déduire découle, d’une maniere incontestable, des premiers principes que personne ne peut révoquer en doute, & rejetter come faux tout ce qui est contraire à ces principes, ou aux vérités que l’on a établies par leur moyen, quoiqu’en puisse dire l’imagination.

5§. 3 Paragraph summary: Il faut se défier de son imagination, & ne se rendre qu’à l’évidence.Un peu d’attention à la maniére dont on procéde dans la Science, où I and K: la certitude. Corrected by hand from l’incertitude in Il’incertitude est portée à son plus haut point, suffira pour faire sentir l’utilité de cette méthode. Il n’y a guéres d’idée plus claire par exemple, que celle de la possibilité d’un triangle équilatéral, & que les deux côtés d’un triangle sont plus longs, pris ensemble, que le troisiéme: cependant, Euclide, ce sévére raisonneur, ne s’est point contenté d’en appeller au sentiment vif & interne que nous [18] avons de ces vérités, mais il les a démontrées en rigueur, en faisant voir comment il faut s’y prendre pour construire un triangle équilatéral, & qu’il implique contradiction que deux côtés d’un triangle, pris ensemble, ne soient pas plus K: longs grands que le troisiéme.

6§. 4. Paragraph summary: Du principe de contradiction.On appelle contradiction, ce qui affirme & nie la même chose en même tems; ce principe est le premier Axiome, sur lequel toutes les vérités sont fondées. Tout le monde l’accorde sans peine, & il seroit même impossible de le nier sans mentir à sa propre conscience; car nous sentons que nous ne pouvons point forcer notre esprit à admettre qu’une chose est, & n’est pas en même tems, & que nous ne pouvons point ne pas avoir une idée pendant que nous l’avons, ni voir un Corps blanc comme s’il étoit noir, pendant que nous le voyons blanc. Les Pirrhonniens K: mêmes même qui faisoient profession de douter de tout, n’ont jamais nié ce principe; ils nioient bien à la vérité qu’il y eût aucune réalité dans les choses, mais ils ne doutoient point qu’ils eussent une idée pendant qu’ils l’avoient.

7 Paragraph summary: Il est le fondement de toute certitude.Cet Axiome est le fondement de toute certitude dans les connoissances humaines; car si on accordoit une fois que quelque chose pût éxister & n’éxister pas en même tems, il n’y auroit plus aucune vérité, même dans les nombres, & chaque chose pourroit être ou n’être [19] pas, selon la fantaisie de chacun, ainsi 2 & 2 pourroient faire 4 ou 6, également, & même à la fois.

8§. 5. Paragraph summary: Définition du possible & de l’impossible.Il K: suit découle de ce que l’on vient de dire que l’impossible est ce qui implique contradiction, & le possible ce qui ne l’implique point. Plusieurs Philosophes donnent une autre définition du possible, & de l’impossible, & regardent comme impossible ce qui ne donne point d’idée claire & distincte, & comme possible, ce qu’on peut concevoir, & à quoi répond une idée claire. Cette définition bien expliquée, pouroit être admise; mais il faut bien prendre garde qu’elle ne nous induise pas à prendre des notions trompeuses & déceptrices pour des notions claires: car il arrive quelquefois que nous nous formons des idées trompeuses qui nous paroissent évidentes faute d’attention, & parce que nous avons une idée de chaque terme en particulier, quoiqu’il soit impossible d’en avoir aucune de la phrase qui naît de leur combinaison. Paragraph summary: Exemples d’idées déceptrices.Ainsi on croira d’abord entendre ce que l’on veut dire par un K: biangle triangle, si on le définit une Figure renfermée entre deux Lignes droites, & on croiroit parler d’un Corps régulier, en parlant d’un Corps qui auroit neuf faces égales entr’elles, parce que l’on entend tous les termes qui entrent dans ces propositions: cependant il implique contradiction que deux Lignes droites renferment un espace, & fassent une Figure, [20] & vous avez vû dans la Géométrie, qu’il est impossible qu’un Corps ait neuf faces égales & semblables.

9 On a encore un exemple de ces idées déceptrices dans le mouvement le plus rapide d’une Rouë, dont M. de Leibnits s’est servi contre les Cartésiens; car il est aisé de faire voir que le mouvement le plus rapide est impossible; puisqu’en prolongeant un rayon quelconque, ce mouvement devient plus rapide à l’infini. On voit, par ces exemples, qu’il est très-possible de croire avoir une idée claire d’une chose dont cependant nous n’avons réellement aucune idée.

10 Il est donc indispensablement nécessaire, pour se préserver de l’erreur, de vérifier ses idées, d’en démontrer la réalité, & de n’en point admettre comme indubitable, qu’on ne se soit assûré par l’expérience ou par la démonstration, qu’elle ne renferme rien de faux, ni de chimérique.

11§. 6. Il naît de la définition de l’impossible que je viens de vous donner, une régle bien importante, c’est que lorsque nous avançons qu’une chose est impossible, nous sommes tenus de montrer qu’on y nie, & qu’on y affirme la même chose en même tems, ou bien qu’elle est contraire à une vérité déja démontrée. Cette régle éviteroit bien des disputes, si elle étoit suivie, car elle ôteroit tout d’un coup le doute [21] des propositions, & feroit voir l’insuffisance des preuves de ceux qui traitent d’impossible tout ce qui n’est pas conforme à leurs opinions.

12 Il faut avoir la même précaution pour assûrer qu’une chose est possible; car il faut être en état de montrer qu’elle ne contient aucune contradiction: sans cette condition nos idées ne sont que des opinions plus ou moins probables, mais dans lesquelles il n’y a aucune certitude.

13§. 7. Le principe de contradiction a été de tous tems en usage dans la Philosophie. Aristote, & après lui tous les Philosophes s’en sont servis, & Descartes l’a employé dans sa Philosophie, pour prouver que nous éxistons: car il est certain que celui qui douteroit s’il éxiste, auroit dans son doute même une preuve de son éxistence, puisqu’il implique contradiction que l’on ait une idée quelle qu’elle soit, & par consequent un doute, & que l’on n’éxiste pas.

14 Paragraph summary: Le principe de contradiction est le fondement de toutes les vérités nécessaires.Ce principe suffit pour toutes les vérités nécessaires, c’est-à-dire, pour les vérités qui ne sont déterminables que d’une seule maniére, car c’est ce que l’on entend par le terme de nécessaire; mais quand il s’agit de vérités contingentes, c’est-à-dire, lorsqu’il est possible qu’une chose éxiste de différentes maniéres, & qu’aucune de ses déterminations n’est plus nécessaire qu’une autre, alors la nécessité d’un autre principe se fait sentir, parce que celui de contradiction n’a plus lieu. Aussi les Anciens [22] qui ignoroient ce second principe de nos connoissances, se trompoient-ils sur les points les plus importans de la Philosophie.

15§. 8. Paragraph summary: Du principe d’une raison suffisante.Ce principe duquel toutes les vérités contingentes dépendent, & qui n’est ni moins primitif, ni moins universel que celui de contradiction, est le principe de la raison suffisante: tous les hommes le suivent naturellement; car Paragraph summary: Il est le fondement de toutes les véritès contingentes.il n’y a personne qui se détermine à une chose plûtôt qu’à une autre, sans une raison suffisante qui lui fasse voir que cette chose est préférable à l’autre.

16 Quand on demande compte à quelqu’un de ses actions, on pousse ses questions jusqu’à ce qu’on soit parvenu à découvrir une raison qui nous satisfasse, & nous sentons dans tous les cas que nous ne pouvons point forcer notre esprit à admettre quelque chose, sans une raison suffisante, c’est-à-dire, sans une raison qui nous fasse comprendre pourquoi cette chose est ainsi plûtôt que tout autrement.

17 Paragraph summary: Absurdités qui naîtroient de la négation de ce principe.Si on vouloit nier ce grand principe, on tomberoit dans d’étranges contradictions: car dès que l’on admet qu’il peut arriver quelque chose, sans raison suffisante, on ne peut assûrer d’aucune chose, qu’elle est la même qu’elle étoit le moment d’auparavant, puisque cette chose pourroit se changer à tout moment, dans une autre d’une autre espéce; ainsi il n’y auroit pour nous de vérités que pour un instant. [23]

18 J’assure, par exemple, que tout est encore dans ma chambre dans l’état où je l’ai laissé, parce que K: je suis assûrée je suis assûré que personne n’y est entré depuis que K: j’en suis sortie je suis sorti; mais si le principe de la raison suffisante n’a pas lieu, ma certitude devient une chimére, puisque tout pourroit être bouleversé dans ma chambre sans qu’il y fût entré personne capable de la déranger.

19 Sans ce principe il n’y auroit point de choses identiques, car deux choses sont identiques lorsque l’on peut substituer l’une à la place de l’autre, sans qu’il arrive aucun changement par rapport à la propriété qu’on considere. Cette définition est reçuë de tout le monde, ainsi par exemple, si j’ai une boule de pierre, & une boule de plomb, & que je puisse mettre l’une à la place de l’autre dans le bassin d’une balance, sans que la balance change de situation, je dis que le poids de ces boules est identique, qu’il est le même, & qu’elles sont identiques quant à leur poids: cependant, s’il pouvoit arriver quelque chose sans une raison suffisante, je ne pourrois prononcer que le poids de ces boules est identique, dans l’instant même que j’assûre qu’il est identique; puisqu’il pourroit arriver sans aucune raison un changement dans l’une, qui n’arriveroit pas dans l’autre; & par conséquent leur poids ne seroit plus identique , ce qui est contre la définition.

20 Sans le principe de la raison suffisante, on ne pourroit plus dire que cet Univers, dont toutes [24] les parties sont si bien liées entre elles, n’a pû être produit que par une sagesse suprême, car s’il peut y avoir des effets sans raison suffisante, tout cela eût pû être produit par le hazard, c’est-à-dire, par rien.

21 Paragraph summary: Ce principe est la seule chose qui nous fasse discerner la veille, & le sommeil.Ce qui arrive quelquefois en songe nous fournit l’idée d’un monde fabuleux, où tous les événemens arriveroient sans raison suffisante.

22 Je rêve que je suis dans ma chambre, K: occupée occupé à écrire; tout d’un coup ma chaise se change en un cheval aîlé, & je me trouve en un instant à cent lieuës de l’endroit où j’étois, & avec des personnes qui sont mortes depuis longtems, &c. Tout cela ne peut arriver dans ce monde, puisqu’il n’y auroit point de raison suffisante de tous ces effets; car lorsque je sors de ma chambre, je puis dire comment, & pourquoi j’en sors, & je ne vais point d’un lieu dans un autre sans passer par les lieux intermediares: cependant toutes ces chiméres seroient également possibles, s’il pouvoit y avoir des effets sans raison suffisante: c’est ce principe qui distingue le songe de la veille, & le monde réel, du monde fabuleux que l’on nous dépeint dans les Contes des Fées. Ainsi ceux qui nient le principe de la raison suffisante, sont des habitans d’un monde fabuleux qui n’éxiste point, mais dans celui-ci, tout doit se faire selon ce principe.

23 Dans la Géométrie où toutes les vérités sont nécessaires, on ne se sert que du principe de contradiction: car par exemple, dans un trian- [25] gle la somme des angles n’est déterminable que d’une seule maniere, & il faut absolument qu’ils soient égaux à deux droits; mais lorsqu’il est possible qu’une chose se trouve en différens états, je ne puis assurer qu’elle se trouve dans un tel état plûtôt que dans un autre, à moins que je n’allégue une raison de ce que j’affirme: ainsi, par exemple, je puis être assis, couché, ou de bout, toutes ces déterminations de ma situation sont également possibles, mais quand je suis de bout, il faut qu’il y ait une raison suffisante, pourquoi je suis de bout, & non pas assis, ou couché.

24 Paragraph summary: Archimede a le premier employé ce principe dans la Méchanique.Archimede passant de la Géométrie à la Méchanique, reconnut bien le besoin de la raison suffisante; car voulant démontrer qu’une balance à bras égaux chargée de poids égaux restera en équilibre, il fit voir que dans cette égalité de bras & de poids la balance devoit rester en repos, parce qu’il n’y auroit point de raison suffissante, pourquoi l’un des bras descendroit plûtôt que l’autre.

25 M. de Leibnits qui étoit très-attentif aux sources des nos raisonnemens, saisit ce principe, le développa, & fut le premier qui l’énonça distinctement, & qui l’introduisit dans les Sciences.

26 Paragraph summary: Mais c’est M. de Leibnits qui en a fait voir toute l’étenduë & toute l’utilité.Il faut avoüer qu’on ne pouvoit leur rendre un plus grand service, car la plûpart des faux raisonnemens, n’ont d’autres sources que l’oubli de la raison suffisante; & vous verrez bientôt que ce principe est le seul fil qui puisse nous conduire dans ces labyrinthes d’erreur que l’es- [26] prit humain s’est K: bâtis bâti pour avoir le plaisir de s’y égarer.

27 Il ne faut donc rien admettre de ce qui viole cet axiome fondamental, il est la bride de l’imagination qui fait des écarts sans nombre dès qu’on ne l’assujettit pas aux régles d’un raisonnement sévére.

28 Paragraph summary: Différence entre possible, & actuel.§. 9. Not in KIl faut bien distinguer entre possible & actuel. Vous avez vû ci-dessus, que tout ce qui n’implique point contradiction est possible; mais il n’est pas actuel. Il est possible, par exemple, que cette table qui est quarrée devienne ronde, cependant cela n’arrivera peut-être jamais; ainsi tout ce qui éxiste étant nécessairement possible, on peut conclure de l’éxistence à la possibilité, mais non pas de la possibilité à l’éxistence.

29 Afin qu’une chose soit, il ne suffit donc pas qu’elle soit possible, il faut encore que cette possibilité ait son accomplissement, & c’est ce qu’on appelle Existence: or une chose ne peut parvenir à l’éxistence sans une raison suiffisante, par laquelle un Etre Intelligent puisse comprendre pourquoi cette chose devient actuelle de possible qu’elle étoit auparavant. Ainsi il faut qu’une cause contienne non-seulement le principe de l’actualité de la chose dont elle est cause; mais encore K: sa raison suffisante par laquelle la raison suffisante de cette chose, c’est-à-dire, ce par où un Etre Intelligent puisse comprendre pourquoi cette chose éxiste: car tout [27] homme qui fait usage de sa raison, ne doit pas se contenter de sçavoir qu’une telle chose est possible, & qu’elle existe, mais il doit encore sçavoir la raison pourquoi elle existe; & s’il ne voit pas cette raison, comme il arrive souvent, quand les choses sont trop compliquées, il faut du moins qu’il soit assuré qu’on ne sçauroit démontrer que la chose dont il s’agit ne peut pas avoir de raison suffisante de son existence; ainsi il faut qu’il y ait dans tout ce qui existe quelque chose par où l’on puisse comprendre pourquoi ce qui est a pû exister, & c’est ce qu’on appelle raison suffisante.

30§. 10. Paragraph summary: Le principe d’une raison suffisante bannit de la Philosophie tous les raisonnemens à la scholastique. Ce principe bannit de la Philosophie tous les raisonnemens à la Scholastique; car les Scholastiques admettoient bien qu’il ne se fait rien sans cause, mais ils alléguoient pour causes des natures plastiques, des ames végétatives, & d’autres mots vuides de sens; mais quand on a une fois établi qu’une cause n’est bonne qu’autant qu’elle satisfait au principe de la raison suffisante, c’est-à-dire, qu’autant qu’elle contient quelque chose par où on puisse faire voir comment, & pourquoi un effet peut arriver, alors on ne peut plus se payer de ces grands mots qu’on mettoit à la place des Idées.

31 Quand on explique, par exemple, pourquoi les Plantes naissent, croissent, & se conservent, & que l’on donne pour cause de ces K: effet effets, une ame végétative qui se trouve dans toutes les [28] Plantes, on allégue bien une cause de ces effets; mais une cause qui n’est point recevable, parce qu’elle ne contient rien par où je puisse comprendre comment la végétation dont je recherche la cause, s’opere; car cette ame végétative étant posée, je n’entens point de là pourquoi la Plante que je considere, a plûtôt une telle structure que toute autre, ni comment cette ame peut former une Machine telle que celle de cette Plante.

32§. 11. Paragraph summary: Il est le fondement de la morale.Le principe de la raison suffisante est encore le fondement des regles & des coûtumes qui ne sont fondées que sur ce qu’on appelle convenance, car les mêmes hommes peuvent suivre des coûtumes différentes, ils peuvent déterminer leurs actions en plusieurs manieres; & lorsqu’on choisit préférablement à d’autres, celles où il y a le plus de raison, l’action devient bonne & ne sçauroit être blâmée; mais on la nomme déraisonnable, dès qu’il y a des raisons suffisantes pour ne la point commettre, & c’est sur ces mêmes principes que l’on peut prononcer qu’une coûtume est meilleure que l’autre, c’est-à-dire, quand elle a plus de raison de son côté.

33§. 12. Paragraph summary: Du principe des indiscernables. De ce grand Axiome d’une raison suffisante, il en naît un autre que Monsieur de Leibnits appelle le principe des Indiscernables: ce principe bannit de l’univers toute matiere similaire, car [29] s’il y avoit deux parties de matiere absolument similaires & semblables, ensorte qu’on pût mettre l’une à la place de l’autre sans qu’il arrivât le moindre changement (car c’est ce qu’on entend par entierement semblable) Paragraph summary: Comment il découle de celui d’une raison suffisante. il n’y auroit point de raison suffisante pourquoi l’une de ces particules seroit placée dans la Lune, par exemple, & l’autre sur la Terre, puisqu’en les changeant & mettant celle qui est dans la Lune sur la Terre, & celle qui est sur la Terre dans la Lune, toutes choses demeureroient les mêmes. On est donc obligé de reconnoître que les moindres parties de matiere sont discernables, Not in K ou que chacune est infiniment différente de toute autre, & qu’elle ne pourroit être employée dans une autre place que celle qu’elle occupe sans déranger tout l’univers. Paragraph summary: Il bannit toute matiere similaire de l’univers.Ainsi chaque particule de matiére est destinée à faire l’effet qu’elle produit, & c’est de là que naît la diversité, qui se trouve entre deux grains de sable comme entre notre Globe & celui de Saturne, laquelle nous fait voir que K: la puissance & la sagesse du Créateur ne sont pas moins admirables la sagesse du Créateur n’est pas moins admirable dans le plus petit Etre, que dans le plus grand.

34 Cette infinie diversité qui regne dans la nature, se fait sentir à nous aussi loin que la portée de nos organes peut s’étendre. Monsieur de Leibnits qui avança le premier cette vérité, eut le plaisir de la voir confirmer par les yeux K: mêmes même de ceux qui la nioient dans une promenade avec Madame l’Electrice d’Hanover, dans le jardin [30] K: d’Herrenhausen d’Heurenausen: car ce Philosophe ayant assuré qu’on ne trouveroit jamais deux feuilles entierement semblables dans la quantité presqu’innombrable de celles qui les entouroient, plusieurs courtisans qui étoient présens passerent inutilement une partie de la journée dans cette recherche, & ils ne purent jamais trouver deux feuilles qui n’eussent des différences sensibles, même à l’œil.

35 Il y a K: des d’autres objets que leur petitesse nous fait voir comme semblables, parce que nous les voyons confusément, mais les microscopes nous découvrent leurs différences: ainsi les Expériences, qui même ne sont pas nécessaires à la vérité de ce principe, le confirment encore.

36§. 13. Paragraph summary: De la loi de continuité. De l’Axiome d’une raison suffisante K: il suit découle encore un autre principe qu’on appelle la Loi de continuité, c’est encore à Monsieur de Leibnits que nous sommes redevables de ce principe qui est d’une grande fécondité dans la Physique; c’est lui qui nous enseigne que rien ne se fait par sault dans la nature, & qu’un Etre ne passe point d’un état à un autre, sans passer par tous les différens états qu’on peut concevoir entre eux.

37 Le principe de la raison suffisante prouve aisément cette vérité, car chaque état dans lequel un Etre se trouve doit avoir sa raison suffisante, pourquoi cet Etre se trouve dans cet état plûtôt que dans tout autre, & cette raison ne peut se trouver que dans l’état antécedent. Cet état anté- [31] cedent contenoit donc quelque chose qui a fait naître l’état actuel qui l’a suivi, ensorte que ces deux états sont tellement liés ensemble qu’il est impossible de mettre un autre état entre deux: car s’il y avoit un état possible entre l’état actuel & celui qui l’a précedé immédiatement, la nature auroit quitté le premier état sans être encore déterminée par le second à abandonner le premier; il n’y auroit donc point de raison suffisante pourquoi elle K: auroit passé passeroit plûtôt à cet K: état actuel état qu’à tout autre état possible, ainsi aucun Etre ne passe d’un état à un autre sans passer par les états intermédiaires, de même que l’on ne va point d’une Ville à une autre sans parcourir le chemin qui est entre deux.

38 Paragraph summary: Exemples de cette loi dans la Géométrie. - K: Exemple de cette Loi dans la GéométrieDans la Géométrie où tout se fait dans le plus grand ordre, on voit que cette regle s’observe avec une extreme exactitude, car tous les changemens qui arrivent dans les lignes qui sont unes c’est-à-dire dans une ligne qui est la même, ou dans celles qui font ensemble un seul & même tout, tous ces changemens, dis-je, ne se font qu’après que la figure a passé par tous les changemens possibles qui conduisent à l’état qu’elle aquiert: Marginal Note: Fig. 2. ainsi une ligne qui est concave vers un axe comme la ligne A. B. vers l’axe A. D. ne devient pas tout d’un coup convexe sans passer par tous les états qui sont entre la concavité & la convexité, & par tous les degrés qui peuvent mener de l’une à l’autre; ainsi la concavité commence par diminuer par des dégrés infi- [32] niment petits jusques au point B. où la ligne n’est ni concave, ni convexe, & que l’on nomme le point d’inflexion; c’est à ce point que la concavité finit, & que la convexité commence, & il se forme à ce point B. une ligne infiniment petite paralelle à l’axe A. D., mais passé ce point B., la convexité commence & s’accroît par des degrés infiniment petits comme le sçavent les Mathématiciens.

39 Marginal note: Fig. 3.Les points de rebroussement qui se trouvent dans plusieurs courbes, & qui paroissent violer cette loi de continuité, parce que la ligne paroît se terminer en ce point & rebrousser subitement en un sens contraire, ne la violent cependant point; car on peut faire voir qu’à ces points de rebroussement il se forme des nœuds comme dans la Fig. 3. dans lesquels on voit évidemment que la loi de continuité est suivie, car ces nœuds étant serrés à l’infini, prennent à la fin la forme d’un point sensible.

40 Marginal note: Fig. 4. On ne retrouve point la loi de continuité dans les Figures batardes, desquelles on ne peut pas dire qu’elles forment un véritable tout, parce qu’elles n’ont point été produites par la même loi, mais composées de plusieurs piéces, comme si on ajoutoit à un arc de cercle A. B., une ligne droite B. C. pour faire une seule Figure A. B. C., & ces Figures violent la loi de continuité, parce que la loi par laquelle on décrit le cercle A. B. cesse en B. & ne contient rien en elle qui puisse faire naître la ligne B. C. mais [33] au point B. une autre loi commence, selon laquelle la ligne B. C. est décrite, & cette seconde loi n’a nul rapport à la premiere qui a fait décrire le cercle A. B.

41 Il arrive dans la nature la même chose que dans la Géométrie, & ce n’étoit pas sans raison que Platon appelloit le Créateur, l’éternel Géometre. Ainsi il n’y a point d’angles proprement dits dans la nature, point d’inflexion ni de rebroussemens subits; mais il y a de la gradation dans tout, & tout se prépare de loin aux changemens qu’il doit subir. Ainsi, un rayon de lumiere qui se réfléchit sur un miroir, ne rebrousse point subitement, & ne fait point un angle pointu au point de la réfléxion; mais il passe à la nouvelle direction qu’il prend en se réfléchissant par une petite courbe qui le conduit insensiblement & par tous les degrés possibles qui sont entre les deux points extrêmes de l’incidence & de la réfléxion.

42 Il en est de même dans la réfraction, le rayon de lumiere ne se rompt pas au point qui sépare le milieu qu’il pénetre & celui qu’il abandonne, mais il commence à s’infléchir avant d’avoir pénetré dans le nouveau milieu; & le commencement de sa réfraction est une petite courbe qui sépare les deux lignes droites qu’il décrit en traversant deux milieux hétérogenes & contigus. [34]

43§. 14. Paragraph summary: Ce principe sert à démontrer les loix du mouvement.C’est par cette loi de continuité que l’on peut trouver & démontrer les véritables loix du mouvement, car un corps qui se meut dans une direction quelconque, ne sauroit se mouvoir dans une direction opposée, sans passer de son premier mouvement au repos par tous les degrés de retardation intermediaires, pour repasser ensuite, par des degrés insensibles d’accelération, du repos au nouveau mouvement qu’il doit éprouver.

44§. 15. Paragraph summary: Le principe de la continuité prouve qu’il n’y a point de Corps durs dans l’univers.Cette loi montre qu’il n’y a point de Corps parfaitement durs dans la nature, car dans le choc des Corps parfaitement durs cette gradation ne sçauroit avoir lieu, parce que les Corps durs passeroient tout d’un coup du repos au mouvement, & du mouvement dans un sens au mouvement en sens contraire; ainsi, tous les Corps ont un degré d’élasticité qui les rend capables de satisfaire à cette loi de continuité que la nature ne viole jamais.

45§. 16. Il suit de ce que je viens de dire, que lorsque les conditions qui font naître une propriété, viennent à se changer en d’autres conditions d’où une autre propriété doit naître, Not in Kensorte qu’enfin ces conditions deviennent les mêmes, ou identiques; la propriété qui K: naissoit découloit des premieres conditions doit se changer, par la même gradation, dans la propriété qui est une suite des dernieres conditions dans lesquelles les premieres se sont changées. [35]

46 La Géométrie fournit une infinité d’exemples qui confirment & éclaircissent cette regle, l’Ellipse & la Parabole, par exemple, sont des lignes fort différentes, mais lorsqu’on fait varier les déterminations de l’Ellipse (qui sont les conditions qui rendent l’Ellipse possible) pour les faire approcher de celles de la Parabole: les propriétés de l’Ellipse varient aussi continuellement, & s’approchent de celles de la Parabole jusqu’à ce qu’enfin K: ces les lignes deviennent les mêmes. Ainsi, un des foyers de l’Ellipse demeurant immobile, si l’autre s’en éloigne continuellement, les nouvelles Ellipses qui seront engendrées approcheront continuellement de la Parabole, & elles coïncideront enfin avec elle, lorsque la distance des foyers sera devenuë infinie. Ainsi, toutes les propriétés de la Parabole conviendront à une Ellipse dont les foyers seront infiniment éloignés, & l’on peut considerer la Parabole comme une Ellipse dont les foyers sont infiniment distans. C’est par ce même principe qu’un mouvement décroissant, devient enfin du repos, & que l’inégalité toujours diminuée, se change en égalité, de sorte même qu’on peut considérer le repos comme un mouvement très-petit, & l’égalité comme une inégalité infiniment petite. Toutes les fois donc que cette continuité d’êvenement n’a pas lieu, on doit conclure qu’il y a K: quelque défaut des défauts dans le raisonnement dont on s’est servi. [36]

47§. 17. Paragraph summary: Méprise de Descartes pour n’avoir pas fait attention à cette loi.Descartes, par exemple, auroit réformé ses loix du mouvement s’il avoit fait plus d’attention à cette regle; il commença par établir pour premiere loi, que deux Corps égaux qui se choquent avec des vîtesses égales doivent retourner en arriere avec la même vîtesse, & cela est très-vrai, car n’y ayant point de raison pourquoi l’un des deux continueroit son chemin plûtôt que l’autre, & ces Corps ne pouvant pénétrer les dimensions l’un de l’autre, ni demeurer en repos, parce que la force se perdroit, ce qui ne peut arriver, il faut nécessairement qu’ils retournent tous deux en arriere avec la même vîtesse avec laquelle ils s’étoient choqués.

48 Mais la seconde loi du mouvement de Not in K M. Descartes & presque toutes les autres sont fausses, parce qu’elles violent le principe de continuité: Marginal note: Fig. 5. Num. I. car la seconde, par exemple, veut que si deux corps B. & C. se rencontrent avec des vîtesses égales: mais que le Corps B. soit plus grand que le Corps C. alors le seul Corps C. retournera en arriere & le Corps B. continuera son chemin, tous deux avec la même vîtesse qu’ils avoient avant le choc: cette regle est démentie par l’expérience, & elle est fausse parce qu’elle ne s’accorde point avec la premiere regle du mouvement, & avec le principe de continuité, car en diminuant toujours l’inégalité K: de ces des Corps, l’effet qui est une suite de l’inégalité, doit toujours s’approcher de celui qui est une suite K: de l’égalité de leur égalité (§. 16.), [37] ensorte que diminuant toujours le plus grand Corps, sa vîtesse vers C. doit diminuer aussi, & enfin devenir nulle quand on sera parvenu à une certaine proportion K: entre ces corps entre B. & C. passé lequel point, l’inégalité étant absolument évanoüie, l’effet produit par l’égalité des deux Corps commencera, c’est-à-dire, qu’alors le mouvement du plus grand Corps B. commencera dans un sens contraire, & K: ces les Corps s’en retourneront en arriere avec la même vîtesse; selon la premiere loi de M. Descartes. Ainsi, la seconde ne peut avoir lieu, puisque, selon cette seconde loi, on a beau diminuer la grandeur de B. & la faire approcher de C. ensorte que la différence soit presqu’inassignable, les effets demeureront cependant très-différens, & ne s’approcheront point l’un de l’autre, ce qui est entierement contraire à la loi de continuité: car lorsque l’inégalité vient à cesser entierement, l’effet fait un grand sault, puisque le mouvement du Corps B. change tout-à- coup de direction, passant tous les cas intermédiaires comme par un sault, tandis qu’il ne se fait qu’un changement imperceptible dans la grandeur de ce Corps qui est cependant la cause du grand changement qui arrive dans la direction de son mouvement: ainsi, l’effet est alors plus grand que la cause. On voit par cet Exemple combien il est important de se rendre attentif à cette loi de continuité, & d’imiter en cela la nature qui ne l’enfreint jamais dans aucune de ses operations.